Quand y a un doute…

Nota : le rapport du BEA a été publié le 19 décembre 2023. Vous pourrez le trouver ici. J’attire votre attention sur le fait que les éléments ci dessous ont été écrits avec les éléments à ma disposition et ma mémoire, avec les risques que cela comporte. Pour tous les aspects factuels (timings, échanges radio…), le rapport du BEA est l’unique source fiable et fait donc foi.

31 décembre 2022, je part voler avec mon fils. Le DR400 F-ZY sera notre monture du jour. Nous mettons en route puis demandons le roulage pour les essais moteurs. Le contrôleur à la tour gère le sol, la tour et Aquitaine Info, soit une immense zone décrivant grosse modo un polygone délimité au sud par Dax, Bergerac à l’est, Angoulème au nord et la Rochelle à l’ouest. Lorsque le trafic le justifie, chacune de ces zones est tenue par un contrôleur différent, mais quand c’est suffisamment calme comme ce matin, la décision peut-être prise de grouper plusieurs fréquences qui seront alors gérées par un seul contrôleur. On peut alors entendre le contrôleur de Mérignac demander à un pilote de passer sur la fréquence de Bergerac alors que l’on est au parking à Mérignac. C’est une situation assez usuelle à Mérignac depuis le covid.

Après nos essais moteurs, je demande le roulage pour le point d’attente Alpha, demande accordée. Nous laissons passer un A321 d’AF qui décolle immédiatement. Le contrôleur nous autorise à nous aligner et à attendre. L’attente est nécessaire pour laisser le temps à la turbulence de sillage de l’A321 de se dissiper. Celle ci est dangereuse pour un avion léger : elle pourrait sans problème nous retourner si nous passions dedans. Pour éliminer ce risque il faut donc attendre 2 minutes avant de faire décoller un avion derrière un autre avion de catégorie de masse supérieure. Je déclenche donc mon chronomètre de bord au levé des roues de l’A321. De son côté, le contrôleur fait normalement de même, le chrono de mon côté permet donc une double vérification.

Nous patientons donc. Alors que le chrono approche les 2 minutes, j’entends le contrôleur qui autorise un A320 EasyJet à atterrir sur la piste sur laquelle je suis aligné. Cette autorisation me surprend mais j’imagine à ce moment là que l’avion en finale est encore loin et que le contrôleur va m’autoriser à décoller dans la foulée (c’est une pratique qui semble commune aux US, cf par exemple cet enregistrement : autorisation d’alignement vers 50 secondes, puis vers 1 minute 35, autorisation d’atterrissage alors que l’avion aligné n’est pas encore prêt au décollage). Mon réflexe lorsque j’ai entendu la clearance a été de regarder derrière mais malheureusement le DR400 n’offre absolument aucune visibilité vers l’arrière. Je patiente donc en me tenant prêt à mettre les gaz dès l’autorisation obtenue. Mon regard se porte sur le chronomètre. Les secondes défilent, les 2 minutes sont largement écoulées, et je trouve étrange que le contrôle ne me rappelle pas alors qu’un autre avion approche en finale.

Finalement alors que mon chronomètre affiche plus de 3 minutes depuis le départ de l’A321 AF, je decide de rappeler le contrôleur, en lui rappelant ma position « F-ZY, aligné piste 23 depuis plus de 3 minutes ». Immédiatement, le contrôleur ordonne une remise de gaz à l’EasyJet. 3 secondes plus tard nous percevons le bruit des réacteurs qui montent vers leur pleine puissance, nous sommes survolés moins de 5 secondes plus tard, nous voyons son train rentrer. Je prend alors conscience de la proximité de l’EasyJet.

Je viens d’empêcher son atterrissage sur la piste que j’occupe.

Copie d’écran de la trajectoire du vol EasyJet. Source FR24.

Moment de flottement sur la fréquence… Le contrôleur me demande ensuite de maintenir ma position et qu’il me rappellera. Je profite de ce moment pour faire le point. J’hésite à annuler mon vol, puis une fois tout pesé, je décide de faire le vol prévu.

Graph altitude et vitesse du vol EasyJet, incluant la première approche, la remise de gaz et la seconde approche. Source FR24.

Nous décollons un peu plus tard pour un vol sans autre incident.

Retour au club, je rédige un REX (Retour d’EXpérience) sur cet événement, rapport qui servira de base à un CRESAG (Compte Rendu d’Événement de Sécurité Aviation Générale). Le CRESAG est une notification d’événement qui est faite aux services de l’aviation civile. Dans certains cas sa rédaction est obligatoire sous 48h (elle l’est dans le cas de cet événement). Il permet de faire remonter des évènements de sécurité afin d’en tirer des enseignements et d’éviter que des évènements similaires se reproduisent. Accessoirement, la rédaction d’un tel rapport protège les personnes qui le rédigent de sanctions administratives et disciplinaire en cas d’erreur manifeste (sauf si l’événement résulte d’une action délibérée, évidemment).

L’obligation de déclaration au BEA s’appui sur les éléments suivants :

De leur côté, le service de contrôle a également rédigé un CRESNA (CRES Navigation Aérienne). Possiblement les pilotes du vol easyJet ont également notifié de leur côté (CRESAC, CRES Aviation Commerciale).

Une fois le CRES diffusé à la DSAC, les notifiant doivent procéder à l’analyse de l’événement, analyse qui sera également remise à la DSAC. Certains événements considérés comme plus graves doivent également faire l’objet d’une notification directe au Bureau d’Enquête et d’Analyses (BEA). C’était le cas de l’événement que je vous ai décrit.

Rapidement donc le BEA a pris contact avec le club pour savoir si j’étais d’accord de fournir un témoignage sur l’incident, chose que j’ai évidemment acceptée.

J’ai donc eu une première interview téléphonique avec l’une des enquêtrice en charge du dossier. La première phase de collecte vise à classer l’événement, et à décider s’il nécessite une enquête plus poussée et la rédaction d’un rapport : le BEA cherche à vérifier si des enseignements de sécurité peuvent être tirés de l’événement.

L’entretien téléphonique est assez ouvert. L’enquêtrice me demande de lui raconter le déroulement des évènements (du moins ce que j’ai en mémoire) en me demandant parfois des précisions. Suite à celui ci, j’ai également fourni des photos de l’avion vu de derrière et la trace GPS de mon vol, qui incluaient heureusement la phase roulage (ma montre GPS l’enregistre mais pas l’application de suivi de vol que j’utilise sur ma tablette -pas terrible-).

J’aurai l’occasion de rencontrer une partie de l’équipe d’enquêteurs sur le dossier. Ils m’ont en effet proposé de partager un repas avec eux lors de leur venue à Mérignac pour les interviews des personnes de la tour de contrôle. Ce repas a été un moment très intéressant qui m’a permis d’avoir, en primeur, réponse à quelques questions centrales (le fait que l’équipage EasyJet ne m’a jamais vu, que le contrôleur m’a « oublié »…).

Au final j’aurai été celui qui avait la meilleure conscience de la situation, alors même que j’étais le moins bien placé pour avoir une vision globale, la seule source d’information m’ayant permise de rattraper les erreurs ayant été l’écoute active de la fréquence. On peut donc voir assez bien avec… ses oreilles 😉 .

Cela n’empêche pas que je retire des enseignements à titre personnel de cet événement.

  • Appliquer sans hésiter le « Quand y a un doute y a pas de doute ». J’ai trop attendu pour rappeller le contrôleur alors que le doute existait dans mon esprit depuis plusieurs dizaines de secondes.
  • L’erreur est humaine et peut arriver à tout le monde, y compris aux personnes que vous estimez largement plus qualifiées que vous (« Le contrôleur ne peut pas m’avoir oublié sur la piste » et « Un équipage de pilotes professionnels perçoit forcément un avion aligné sur la piste 300 m devant eux de jour et par beau temps » sont deux axiomes faux, si vous avez un doute considérez que le contrôleur vous a oublié ET que les pilotes en courte finale ne vous ont pas vu : faites le nécessaire sans délais pour vous assurer que tout le monde partage votre vision de la situation. Peut-être que votre vision est fausse, ou peut-être que vous êtes le seul a avoir la bonne conscience de la situation, et le seul moyen d’en être certain est de communiquer.
  • Ne pas sous estimer votre apport à la sécurité globale. Que l’on soit contrôleur ou pilote, avec 10 ou 25000 h d’expérience, mécanicien ou encore de service nettoyage cabine entre 2 vols, on peut tous être la dernière plaque de Reason non percée qui évitera un événement grave. Chacun est une brique de la sécurité.
  • La confiance est nécessaire et indispensable mais elle n’empêche pas le contrôle.
  • Peut-être une motivation de plus pour passer ma qualif radio en anglais : les équipages EasyJet (comme ceux de pas mal de compagnies aériennes) communiquent toujours en anglais sur les fréquences, quelque soit la langue natale de l’équipage (il est d’ailleurs fréquent que les 2 pilotes dans le cockpit n’aient pas la même langue natale). Quoi qu’il arrive, l’anglais est la seule langue dont on a la certitude qu’elle est comprise par tous les pilotes de ces compagnies. Au passage même sans être qualifié radio en anglais, j’aurais très bien pu passer en anglais un « F-ZY lined up runway 2-3 since 3 minutes ». Cela aurait donné un élément également aux pilotes du vol EasyJet.
  • J’aurais dû déclarer un Airprox en fréquence immédiatement suite à l’incident. Cela aurait garanti que les enregistrements à la tour soient conservés. En l’occurrence cette omissions est ici sans conséquence puisque les contrôleurs ont pris l’initiative de tout figer. De même; j’aurais probablement du notifier la permanence du BEA.

Enfin je tiens à préciser ici que cet événement ne retire rien à l’excellent travail que font les contrôleurs à Mérignac. Ils nous intègrent volontiers et avec brio dans la circulation d’un aéroport au trafic souvent chargé.

Cet incident illustre aussi la possibilité de « voir avec ses oreilles » quand on est dans un cockpit d’avion léger. L’occasion ici aussi de remercier mes instructeurs, qui exigeaient une veille active de la radio, dès le sol. Ici, cela a été salvateur.

J’ai également beaucoup apprécié de travailler avec le BEA. A chaque étape, on est en confiance, et on ne se sent pas juger. C’est très important pour que chacun puisse s’exprimer le plus librement possible. Cet incident est également pour moi l’occasion de prendre conscience de l’importance de noter un maximum d’éléments le plus rapidement possible : la mémoire joue des tours et plus on s’éloigne du moment de l’événement, plus les éléments seront flous et mélangés. Heureusement dans mon cas des éléments factuels (notamment enregistrement de la fréquence) permet de tout bien recaler, mais ça n’est pas toujours le cas.

Le rapport devrait être publié tôt ou tard sur la page dédiée à cet incident sur le site du BEA.

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